Éloge du carburateur
Essai
sur le sens et la valeur du travail de Matthew B. Crawford.
L'essentiel
du propos du bouquin repose sur le constat suivant; ce qu'on nous
vend aujourd'hui comme "la société de la connaissance" ne
rime pas nécessairement avec intelligence. L'ensemble des boulots
dit de bureaux tels que tout ces trucs de ressources humaines, de
marketing, de trading, de think tank, souvent derrière une
terminologie et des mots d'ordres un rien vagues ( "révolution
technologique", "société post-industrielle"
"informatique décisionnelle") cachent en réalité une
misère. Misère car ils déjouent à la base même, le jeu que peut
permettre le travail dans la construction de l'être. Celui qui
permet en transformant le monde de se transformer soi-même.
On
peut, au demeurant, critiquer ce positionnement philosophique sur la
base de positions gnostiques, de refus du progrès, d'abandon de
toutes ambitions, ou encore d'une certaine inclinaison perverse au
bouddhisme. Tout cela est sans doute follement respectable, mais je
l'avoue, me dépasse un peu, tant il est vrai que ma névrose repose
avant toute chose sur le virus socratique classique; le culte de
l'excellence, de la vertu. Ce qui ne sous-entend, en aucune façon,
que j'y atteigne en quelque façons que soit.Bien que je me défende
à Mario-Kart ceci-dit.
Matthew
B.Crawford est un type doté d'un parcours assez fantastique. D'abord
apprenti mécano ou encore électricien du temps de son adolescence,
il a ensuite, tout en continuant à se passionner pour la mécanique,
suivi des cours à l'université de Chicago pour enfin au final
décrocher un doctorat en philosophie politique. Au terme de son
parcours universitaire il s'est donc retrouvé à essayer différents
types de métiers dit de "l'économie du savoir". Ainsi un
beau matin de 1992, il fut engagé dans une boite dont l'essentiel du
boulot était de produire des résumés d'articles scientifiques
tirés de revues universitaires, à les indexer selon des catégories
prédéfinies et à les vendre par cd-rom ( yo back to the 90'!) à
un réseau de bibliothèques via un réseau baptisé Infotrac.
A
l'orée de ces jouissances bureaucratiques, les illusions sont belles
et grandes "J'étais devenu un travailleur de la connaissance.
J'y voyais une occasion rêvée d'explorer les frontières du savoir,
d'acquérir une vision synoptique d'une série de disciplines (...)".
Matthew
ne cache pas qu'au départ il se sent légèrement porté, voire même
euphorique un rien le garçon. Ainsi il estime avoir "attrapé
le train du monde", il accueille avec un enthousiasme non feint
la perspective d'avoir un bureau rien qu'à lui. Il se sent par là
"profondément honoré: on m'avait fait une place, une place
réservée à moi tout seul (...), c'était là que j'allais enfin
penser (...) mes pensées seraient désormais ma contribution
irremplaçable à un projet commun (...) la géométrie régulière
de ces espaces de bureaux cloisonnés me donnait l'impression d'avoir
enfin trouvé ma place dans l'ordre des choses; leur étendue
élargissait mon horizon. Je décidai de porter une cravate."
Notre
pauvre héros ne tardera pas à déchanter. Il découvre les délicats
soucis alchimique qu'il y a à vouloir transformer du savoir en
information. Il lui faut ainsi compresser jusqu'à dénaturer. Le
sujet n'a plus d'importance, ce qui compte ainsi seulement à cette
aune est la transmission.
Il
constate, charmé l'on s'en doute, que plus que son intelligence, ce
qu'on lui demande est une application docile de méthodes (très vite
il lui fallu résumer près de 30 articles par jours), de bien
connaître son kata pour ce qui est de la dissimulation et avant
toute chose une excellente tolérance à la contradiction.
La
tolérance à la contradiction étant l'une "des
caractéristiques personnelles les plus prometteuses" selon les
abrutis du management.*
Il
est surtout ahuri du peu de contrôle de qualité. Il ne sent soumis
à aucun critère extérieur objectif. En d'autres termes lorsqu'il
travaillait à réparer des autos, à nettoyer des carbus, à se
pencher sur une machine pour lui redonner vie, il se voyait ainsi
confronté à toute une série de problématiques mettant en jeu sa
capacité à penser, à envisager de multiples interactions ( est-ce
le vilebrequin qui branlotte? Faut-il d'abord dépoussiérer le
carbu? Ce moteur de Chevrolet n'aurait-il pas subi des
transformations par un garagiste nippon ni mauvais?). Bref Il ne
répare plus les violons, il pisse dedans.
A
rebours de son éthique intériorisée dans les ateliers, sa nouvelle
profession lui apprend la deresponsabilisation d'un feed-back quasi
inexistant.
Il
évoque aussi, le pathétique du quotidien des managers le plus
souvent occupés à gérer l'image que l'on peut avoir d'eux, ils
parlent de leurs rôles finalement assez déroutant de manipulateur
du logos. Les managers se trouvant ainsi à devoir perpétuellement
"préserver une marge d'interprétation au cas où le contexte
changerait (...)." Tout discours étant bien entendu flexible et
relevant d'un "caractère provisoire". Plus loin, il
évoque, à mon sens avec beaucoup de pertinence, l'une des
conséquences de cette absence de critère objectif, de cette absence
de rigueur terminologique, lorsqu'il narre le langage
particulièrement salé qui accompagne tout chantier réalisé dans
la bonne humeur. Il traduit cela par le simple fait que l'objectif de
travail étant clairement défini le plus souvent alors " vous
disposez de critères objectifs pour évaluer votre propre
contribution indépendamment des autres, et ce sont ces mêmes
critères qui serviront à vos camarades pour vous juger." Vous
êtes alors moins tentés par le royaume des faux-semblants, la
liberté de parole en devient de fait bien plus grande. N'importe
quel pauvre diable qui ,pour son malheur, aura pu fréquenté une
ambiance de bureaux, comprend bien cette donnée contemporaine ou
plus exactement cette triste merde.
On
peut lire ce bouquin comme avant tout un plaidoyer pour les pratiques
manuelles. Il dénie ainsi les arguments de coût d'opportunité qui
prévalent en économie. C'est à dire de la perte de temps qu'il y
aurait à fabriquer ce que l'on peut trouver dans le commerce. Il
convoque ainsi pour cela tant l'ontologie d'Heidegger "l'être
est à porté de main.", qu'il raille ces engouements incessants
pour la société post-industrielle. Il ne la dénie pas, tant il est
vrai qu'énormément d'emplois ont migrés sous d'autres cieux, mais
si toutefois vous avez besoin de réparer quelque chose ( plutôt que
de racheter un truc nouveau! Truc de geudin!) les ouvriers chinois
vous seront alors peu utiles. Ce que l'on pourrait commenter par un
délicieux et laconique; "rien d'étonnant à cela, ils habitent
en chine."
L'un
dés propos les plus vifs de l'ouvrage réside à mon sens dans
l'analyse vitale que fait l'auteur de la relation que doit entretenir
l'homme et les objets qui l'entourent. Ils nous posent la question
de notre démission comme utilisateur. Il analyse, même s'il ne le
fait pas dans ces termes ( à ce titre cette "chronique"
est tout sauf un résumé, je n'ai pas d'impératif qualité de ce
genre, j'assume ma pathétique idée de la subjectivité) la
transition qu'il y a entre amateur et consommateur. "Pour avoir
la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous
faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d'agir matériellement
sur lui?" Ne faut-il pas apprendre à se servir de ses propres
affaires? À les entretenir? L'autonomie est à ce prix. L'auteur en
effet est américain ( Clint Eastwood, Cow-Boy Solitaire, Ethique
Protestante tout ça tout ça). Je perçois à ce titre un intérêt
pour le collectif peut-être moins premier que sous d'autres
latitudes...( Cet intérêt déplacé n'étant peut-être pas moins
efficient mais c'est un autre débat, tas de communistes!)
Il
déclare son primat individualiste,au hasard je crois de sa
conclusion, révélant ainsi son but éthique premier dans
l'existence "identifier les interstices au sein desquels la
capacité d'agir des individus et leur amour du savoir peuvent être
mis en OEUVRE dés
aujourd'hui, dans notre propre existence"
De manière générale une œuvre
(du latin opera "travail") est l'objet
physique ou virtuel
résultant d'un travail.
(wiki)
Ce
bouquin est très riche et je ne l'évoque, à ma grande honte, que
très superficiellement. Pour les plus curieux je renvoie au sommaire
que mes petits doigts, manipulateur du monde tel un démoniaque
artisan, vous recopie, ci-dessous, bien gentiment.
Pour
les plus curieux d'entre-vous, apprenez que Matthew va bien
aujourd'hui et qu'il dirige son propre atelier de réparation de
motos.
*Frank
J.Landy et Jeffrey M. Conte " Work in the 21st Century: An
introduction to Industrial and Organizational Psychology" 2007,
Blackwell publishing.
1-
Bref plaidoyer pour les arts mécaniques
Les
bénéfices psychiques du travail manuel
Les
exigences cognitives du travail manuel
Les
arts et métiers, et la chaine de montage
L'avenir
du travail: retour vers le passé?
2-Faire
et penser: la grande divergence
La
dégradation du travail ouvrier
La
dégradation du travail de bureau
Tout
le monde peut être Einstein
Portrait
de l'homme de métier en philosophe stoique
3-Prendre
les choses en main
Portrait
de la motocyclette en monture rétive
Petit
traité de lubrification: de la pompe manuelle à la loupiotte du
crétin
Responsabilité
activive ou autonomie?
Nostalgie
précuisinée
Le
décentrement du faire
4-
l'éducation d'un mécano
L'apprenti
apprenti
La
théorie du lacet
Le
mentor
La
mécanique comme diagnostiv médico-légal
Un
savoir personnalisé
Percer
le voile de la conscience égoiste
L'idiotie
en tant qu'idéal
5-
L'éducation d'un mécano ( suite) d'amateur à profesionnel
Fred
l'antiquaire
Shockoe
Moto
L'art
de la facture
Honda
Magna et métaphysique
6-
Les contradictions du travail de bureau
Indexer
et résumer
L'apprentissage
de l'irresponsabilité
Interlude:
à quoi sert l'université?
Le
travail en équipe
L'équipe
et le chantier
7-
la pensée en action
Entre
la loi d'ohm et une paire de chaussures boueuses
Le
savoir tacite du pompier et du maitre d'échecs
Technologie
intellectuelle et connaissance personnelle
Le
manuel de service en tant que technologie sociale
8-
Travail, loisir et engagement
Le
monde du speed-shop
Travail
et communauté
La
plénitude de l'engagement
Conclusion
Solidarité
et indépendance
Solidarité
et éthos aristocratique
L'importance
de l'échec
L'agir
individuel dans un monde commun
Ouf...